Suspendues

Avec Lisa Einhorn - Projet d'installation et d'exposition, parcours littéraire - 2020.

C’est après une visite à l’abbaye de Maubuisson qu’a débuté entre nous un dialogue autour de la vie et de l’héritage des moniales cisterciennes qui vécurent en ce lieu durant six siècles.

Lors de nos premières lectures, nous avons été surpris de la contemporanéité du discours mystique dont ces femmes ont été les principales virtuoses. Les écrits de cisterciennes comme Béatrice de Nazareth ou de Madeleine de Flers nous parlent ainsi avant tout d’expériences sensibles et corporelles, lesquelles, si on les détache de leur contexte religieux, conservent toute leur prégnance.

La métaphore et l’allégorie s’épanouissent dans leur style poétique et constituent une tentative permanente, sans chercher à dissimuler leurs limites et insuffisances, de dire l’impossible. Leur langage, en soulignant l’importance du corps et du sentir, l’importance des métaphores et des allégories, la non dualité du corps et de l’esprit, bouleverseront irréversiblement les modes de penser et d’écrire.

Ces expériences littéraires novatrices ont donc ouvert un passage vers un « autrement penser », « un autrement sentir » et un « autrement vivre ». Dans la littérature et la philosophie, des auteurs tels que Simone Weil, Edith Stein, Julia Kristeva Henri Bergson, Georges Bataille, Robert Musil s’en sont fait notamment l’écho. Mais ils résonnent aussi en chacun de nous, en nous donnant à entendre des fantasmes, des angoisses, des désirs propres à toute existence.

Partant du principe que l’art permet de donner une forme à une idée en communiquant une émotion, nous voulons substituer aux corps des moniales celui des spectateurs en les portant, eux aussi, vers une approche plus spirituelle (intuitive) que raisonnée, au croisement de l’intelligence et du sensible.

Les pièces sélectionnées ici peuvent être qualifiés d’« objets temporels » au sens ou l’entendait Husserl : « Des objets dotés d’un mouvement intrinsèque qui épouse le mouvement de la conscience du spectateur ». Qu’ils soient de nature physique, visuelle ou sonore, les mouvements internes des œuvres créent une temporalité qui s’accorde avec celle des moniales autant qu’avec celle du visiteur afin de porter ce dernier vers un autre état de conscience et de perception. Il ne s’agit pas d’un voyage dans le temps mais d’un voyage « par » un temps créateur d’images. Bien plus qu’illustratives ou métaphoriques, ces images sont les rêves éveillés des moniales qui persistent dans les murs de l’abbaye et nous font comprendre intuitivement leur monde.

Nous voulons que ce parcours scénographique ranime la mémoire sensible du lieu de l’Abbaye en connectant nos existences avec celles des moniales afin de les faire dialoguer.

L’exposition se décompose en quatre ensembles d’œuvres qui entrent en résonance avec un contenu rédactionnel puisant dans la littérature et la philosophie : Le corps (œuvre : Les mariées), l’espace (œuvre : Horizon négatif), Le temps (œuvres : Ligne de fuite et Nuits Blanches), Le langage (œuvres : Mots silencieux et Guerridae).

Les corps des moniales s’affranchissent de leur matérialité pour être des outils et des lieux d’incarnation, de transport spirituel, d’états émotionnels intenses en lien avec le divin. Aussi les pièces de l’installation « Les mariées » entretiennent une relation circonstancielle avec le sol. Leurs  piétements sont fragiles. Comme les moniales, c’est dans le ciel, l’au-delà, qu’elles cherchent une accroche. 

« …l’âme est devenue étrangère au monde. Son univers familier n’a plus de sens et cependant Dieu se cachant, elle se trouve comme suspendue dans le vide » Thérèse d’Avila.

Suspendues entre ciel et terre, leurs mouvements intrinsèques, visuels et sonores, nous parlent de l’ «outre-corps» .On peut apercevoir à l’intèrieur de chaque sculpture des images de bouches humaines. Les sons qu’elles émettent nous parviennent par le biais de petits haut-parleurs disposés sur les branches dont les formes rappellent les postures de corps abandonnés, suppliciés ou extasiés. Des chants, des prières, des incantations, des colères, des suppliques ou des pleurs se fondent en un bruissement indistincte et enveloppant.

Lisa EINHORN poursuit un travail de recherche universitaire axées principalement sur l’histoire culturelle et les Gender studies. Elle est également directrice au sein de structures culturelles, au carrefour de la recherche et de la diffusion de savoir.
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